Pendant plus de 150 ans, du XIe au XIIIe siècle, un groupe politico-religieux installé au nord de l’Iran, dans un réseau de forteresses imprenables, a lutté contre l’emprise étrangère des Turcs installés dans toute la région. Appelés Assassins, ismaéliens, nizârites, hérétiques ou haschischins, ces dissidents du chiisme sont parvenus, malgré leur petit nombre, à instaurer la crainte chez les têtes couronnées et hauts représentants ennemis.

Si l’expression « secte des Assassins » est souvent évocatrice, la forteresse d’Alamut en revanche, quartier général de la secte à son apogée, est relativement moins connue. Pourtant, par son emplacement grandiose, son histoire pluriséculaire ainsi que les nombreuses légendes qui l’entourent, Alamut constitue un lieu intemporel, qui convoque l’Orient et l’Occident.

ALAMUT : HISTOIRE, POLITIQUE & RELIGION

La forteresse d’Alamut, construction en pierre de 20 000 m², est située au nord de l’Iran actuel, non loin de la mer Caspienne, et culmine à plus de 2000 mètres d’altitude sur un piton rocheux. Les origines de la construction de la forteresse d’Alamut ne sont pas certaines, mais il est probable que la « première » forteresse ait été construite au IXe siècle, par un souverain de la région.

Emplacement de la forteresse d’Alamut en Iran : point violet.

Au XIe siècle, l’arrivée des dynasties turques Seldjoukides, qui se convertissent rapidement au sunnisme alors que la population est majoritairement chiite, provoque de grands bouleversements politiques, religieux et sociaux dans la région. 

L’histoire de la forteresse d’Alamut est inséparable de la figure de Hassan Sabbâh (1050/70 – 1124) ; il est, en effet, l’instigateur d’un projet dont le but principal est de lutter contre cette grande puissance turque Seldjoukide. Vers 1090, Hassan Sabbâh décide d’investir une forteresse réputée imprenable, Alamut, qui constitue dès lors le centre de son autorité. Il devient ainsi progressivement le chef d’un groupe politico-religieux, et établit une stratégie tant militaire qu’idéologique

Il est nécessaire de préciser l’environnement religieux dans lequel Sabbâh évolue : les Assassins sont en effet des ismaéliens nizârites, l’une des obédiences de l’islam chiite. L’ismaélisme est une foi au sein de laquelle la figure des imams est centrale, et incarne le support d’une ardeur particulière. Les ismaéliens se distinguent par leur lecture et vision ésotérique du Coran ; selon eux, le Coran contiendrait des messages et un savoir caché, compréhensible par certaines personnes seulement, les initiés. Il s’agit ainsi d’un courant à la fois mystique, intellectuel et philosophique, qui prône le savoir et qui favorise l’exaltation par la possibilité d’accéder à des connaissances « secrètes ».

Se sachant désavantagé en nombre pour lutter contre les Seldjoukides, Hassan Sabbâh imagine alors un mode de lutte novateur : après avoir formé des soldats d’élite, les fedayin, nommés plus tard assassins, il les envoie commettre les meurtres qu’il a précisément préparé, en désignant la cible à atteindre.

Ces meurtres perpétrés par les Assassins visent ainsi deux catégories de cibles : les personnalités politiques – princes, ministres, etc. – et religieuses, l’immense majorité de ces victimes étant sunnites. En 1092, les nizârites commettent leur premier attentat de grande envergure, et probablement le plus important, envers le puissant vizir seldjoukide Nizam al-Molk.

Peu à peu, Hassan Sabbâh étend son influence, et les conversions à l’ismaélisme se multiplient en réaction aux Seldjoukides, créant ainsi ce qui est parfois considéré comme un petit « état » nizârite, composé d’un réseau de plusieurs forteresses en plus d’Alamut. Au début du XIIe siècle en effet, Hassan Sabbâh envoie certains de ses fidèles dans l’actuelle Syrie. Cette branche des nizârites s’établit également dans des forteresses, celle de Masyaf étant la plus importante.

L’histoire des Assassins à Alamut, et plus largement en Perse, prend fin avec l’arrivée dévastatrice des Mongols ; guidés par Hulagu Khan, petit-fils de Gengis Khan, ceux-ci s’emparent de chaque forteresse ismaélienne, et Alamut est ainsi détruite et rasée en grande partie en 1256.

La démolition de la forteresse par Hulagu Khan. Aquarelle et encre sur papier, vers 1596. © Virginia Museum of Fine Arts

Si les Assassins en Syrie restent actifs, les communautés de Perse sont alors dispersées. L’ismaélisme nizârite continue pourtant sa propagation, souvent sous couvert du soufisme, et la lignée d’imams se poursuit. Depuis le XIXe siècle, l’Imam des ismaéliens est incarné en la personne pacifique de l’Aga Khan.


LA GENÈSE DE LA LÉGENDE DES ASSASSINS

Légende est un terme plus que récurrent lorsqu’on se penche sur l’histoire d’Alamut et de ces hommes « épris de la mort », selon l’expression de l’écrivain Vladimir Bartol. S’étant entourés volontairement de secrets quant à leur mode de vie et leur organisation, les Assassins donnent ainsi rapidement naissance, dès leur époque et jusqu’à aujourd’hui, à de nombreux récits, chroniques, mythes, ou encore romans, dans lesquels réalité historique et imagination fantaisiste s’entremêlent.

Selon l’adage, « l’histoire est écrite par les vainqueurs » ; en effet, très peu de sources internes à la secte sont connues, du fait de la destruction presque totale d’Alamut lors du raid mongol. Les témoignages que nous possédons sont ainsi écrits majoritairement par les ennemis de la secte, à savoir des auteurs sunnites. Ceux-ci, désireux de lutter politiquement et idéologiquement contre ces « hérétiques », sont donc à l’origine d’une « légende noire » à leur égard.

Siège d’Alamut.
Tarikh-i Jahangushay-i Juvaini, 1438 © BNF

Mais rapidement, les rumeurs autour de l’existence de la secte ne restent pas locales, et se diffusent en Europe, notamment grâce aux chroniqueurs tel que Guillaume de Tyr (1130 – 1185), l’un des plus grands historiens de l’époque des croisades ; c’est dans ses écrits que l’une des premières mentions du terme « Assassins » apparaît.

Cependant, le récit à l’écho le plus retentissant est sans aucun doute le Devisement du Monde de Marco Polo, rédigé en 1298 sous la plume de Rustichello de Pise. Lorsque Marco Polo traverse la Perse, probablement en 1273, Alamut a déjà été détruite par les Mongols. Pourtant, il relate les coutumes des Assassins comme s’ils étaient encore actifs, vraisemblablement en recueillant les récits qui circulent toujours dans la région.

Hassan Sabbâh et son « faux » paradis. Marco Polo, Le Devisement du monde. Enluminure sur parchemin. © BNF

Il raconte notamment comment Hassan Sabbâh aurait créé au pied d’Alamut un ensemble de jardins merveilleux, véritable « paradis » sur terre offrant nourriture, végétation luxuriante et jeunes femmes, et destiné aux jeunes Assassins qui pouvaient y rester pendant un temps. Drogués au haschisch selon le récit, les jeunes hommes pensaient donc être dans le véritable paradis dédié aux martyrs de l’islam. Une fois l’effet de la drogue estompé, et de retour à la réalité, leur seul désir était de retourner au paradis. Ainsi, au premier mot de Hassan Sabbâh, ils allaient commettre l’assassinat demandé, en sachant que l’issue serait une mort certaine, mais heureux d’avoir la certitude de pouvoir rejoindre à nouveau le Paradis.


L’APPROPRIATION DU MYTHE PAR LA CULTURE

Le XXe siècle marque un tournant dans l’épanouissement de la légende d’Alamut. Trouvant en Occident un terrain particulièrement favorable à sa diffusion, le mythe des Assassins devient une référence fréquente dans la culture. Toutes ces sources s’influencent alors entre elles, relayent le récit et alimentent la légende à leur tour.

C’est dans le milieu littéraire que les références à la forteresse se multiplient en premier lieu ; citons notamment le roman Alamut de l’auteur slovène Vladimir Bartol (1903 – 1967), publié en 1938. L’histoire se déroule alors que Hassan Sabbâh est déjà installé à Alamut, et se consacre à la formation de son groupe de soldats d’élite. L’inspiration de Bartol par les écrits de Marco Polo est très marquée, car il reprend l’idée selon laquelle les soldats sont introduits dans un paradis artificiel, sous l’emprise du haschisch, et ne désirent qu’y retourner à leur réveil.

Bartol, par cette ruse littéraire, adresse un véritable réquisitoire contre la situation politique de son époque en Europe, qui voit émerger les régimes autoritaires de l’Italie fasciste, de l’Allemagne nazie et de l’URSS.

La force de toute organisation repose sur l’aveuglement de ses partisans. Les gens occupent des rangs différents, selon leur capacité à manipuler les idées. […] C’est pourquoi je partage l’humanité en deux catégories fondamentalement différentes : une poignée de gens qui savent ce qu’il en est des réalités et l’énorme majorité qui ne sait pas. [À ceux-là] que leur reste-t-il d’autre que de se gaver de contes et légendes ?

Hassan Sabbâh, dans « Alamut » de Vladimir Bartol (1938)

Plus récemment, de nombreux autres auteurs continuent d’être inspirés par l’histoire d’Alamut et son protagoniste emblématique, Hassan Sabbâh. Amin Maalouf, auteur franco-libanais, choisit par exemple de nous plonger, à travers son roman Samarcande (1983), dans l’histoire de la genèse de la forteresse. Il centre son récit sur le poète persan Omar Khayyam, qui aurait, selon certaines légendes, lié une amitié au cours de sa formation avec Hassan Sabbâh et le futur vizir Nizam al-Molk. Par cet aspect rêvé de l’histoire, Amin Maalouf propose une réflexion tant politique que personnelle sur les questions de la foi et de la recherche du bonheur.

La légende des Assassins s’introduit véritablement dans tous les domaines de la culture « populaire », au sens d’accessible au plus grand nombre. À titre d’exemples, le très renommé groupe de rap IAM mentionne Alamut dans leur morceau « La Fin de leur monde », et la plateforme internationale Netflix a vogué sur l’attrait de cette période historique à travers la série Marco Polo, dont le protagoniste est amené, lors d’une rencontre entièrement imaginée, à s’entretenir avec le chef des Assassins.

Cependant, l’écho le plus marquant du mythe d’Alamut est peut-être celui opéré à travers le jeu vidéo. Si la série de jeux Prince of Persia amorce dès les années 1990 le goût pour l’imaginaire et les décors perses, les jeux Assassin’s Creed sont ceux qui provoquent, ou du moins renouvellent, un immense intérêt voué à la secte. La premier jeu de la série, lancé en 2007 par Ubisoft, s’inspire directement de la secte des Assassins et de son imaginaire.

La forteresse de Masyaf en Syrie, quartier général des Assassins dans le jeu Assassin’s Creed © Ubisoft

Le jeu reprend notamment le fameux credo dont l’appartenance est attribuée aux Assassins de manière incertaine : « Rien n’est vrai, tout est permis », et qui ouvre également le roman de Bartol. À travers ces mots se perpétuent certains des éléments fondamentaux de la légende des Assassins, tels que le fait de ne pas choisir des civils comme cibles, ou de maîtriser l’art du déguisement afin de se fondre dans la foule et atteindre sa victime.

En revanche, le cadre de jeu n’est pas la Perse ou la forteresse d’Alamut ; l’action se déroule en Syrie, tout en mêlant des éléments propres à la naissance de la secte à Alamut.


L’INCARNATION D’UN CERTAIN IDÉAL UNIVERSEL

Pourquoi les Assassins fascinent-ils autant depuis le début de leur existence ? Pour certains, ils incarnent le dévouement à une cause juste, luttant contre une autorité ennemie et malvenue. Les Assassins font preuve d’une rigueur morale incontestable, bien qu’utilisée à des fins pour le moins sombres. En effet, les meurtres opérés par la secte ne sont pas hasardeux ; les cibles étant exclusivement de haute appartenance, politique ou religieuse, et donc jamais civiles, les Assassins revêtent aux yeux de certains le rôle de justiciers protecteurs des populations.

À ces qualités morales s’ajoutent des qualités « physiques ». Afin de mener à bien leurs missions, les Assassins témoignent en effet d’une grande dextérité, à la fois dans le maniement expert des armes et dans l’art du déguisement, mais également d’une grande agilité afin de parvenir à entrer dans des zones gardées – reflétant ainsi la quête attirante de la maîtrise de son corps autant que de son esprit.

Alamut sous la neige © Alireza Javaheri

Enfin, l’idée selon laquelle avec une poignée d’hommes, très entraînés, entièrement dédiés et agissant dans l’ombre, il est possible de renverser les plus grands empires et de toucher les personnes les plus haut placées, est également très forte.

Cela est lié au caractère intemporel de la révolte de l’homme contre des oppresseurs et d’une lutte pour la liberté, tant extérieure qu’intérieure. Tant dans les récits que dans les adaptations actuelles, la dimension existentielle est ainsi très présente, et la devise présumée des Assassins, « Rien n’est vrai, tout est permis », par sa vision nihiliste du monde, semble rassembler aujourd’hui toujours plus d’adeptes.


Nous avons visité le site d’Alamut en 2019. Clémence a réalisé son mémoire de Master sur ce site, sous le titre “Les Assassins et la forteresse d’Alamut en Iran : histoire, mythes et enjeux touristiques”.  Si vous avez des questions, ou si vous souhaitez en savoir plus, n’hésitez pas à nous contacter !

• • • Pour prolonger l’immersion dans cette époque • • •

Amin MAALOUF. Samarcande. 1989.

Vladimir BARTOL. Alamut. 1938.

Omar KHAYYAM. Les Rubâ’iyat. XIe-XIIe siècles.

Jeu vidéo Assassin’s Creed, 2007.

La vallée d’Alamut © Shaun Busuttil

Bibliographie non-exhaustive

• DAFTARY, Farhad. Légendes des Assassins : mythes sur les Ismaéliens. Paris, J. Vrin, 2007.

• DAFTARY, Farhad. Les Ismaéliens : Histoire et traditions d’une communauté musulmane. Paris, Fayard, 2003.

• JAMBET, Christian. La Grande Résurrection d’Alamut. Les formes de la liberté dans le chiisme ismaélien. Lagrasse, Verdier, 1990.

• LEWIS, Bernard. Les Assassins. Terrorisme et politique dans l’Islam médiéval. Paris, Les Belles Lettres, 1967.

• MILLIMONO, Christine. La secte des Assassins XIe-XIIIe siècle. Des « martyrs » islamiques à l’époque des croisades. Paris, L’Harmattan, Comprendre le Moyen-Orient, 2009.

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