SYNOPSIS DU FILM LE GOÛT DE LA CERISE

L’après-midi d’un jour férié, Monsieur Badi, un homme âgé d’une cinquantaine d’années, sort à bord de sa Range Rover et parcourt la banlieue de Téhéran, située sur les hauteurs montagneuses de la ville. L’homme est désespérément à la recherche d’une personne qui accepterait d’effectuer pour lui une tâche assez particulière, et qui ne fuira pas devant sa demande, en échange d’une récompense.

Au cours de sa quête, le destin va alors réunir trois passagers qui vont tour à tour prendre place dans sa voiture : un jeune militaire en permission, suivi d’un étudiant en théologie, ainsi qu’un vieux taxidermiste. Chacun réagit à sa proposition de manière différente…

UN PROLOGUE ATYPIQUE

Dès le pré-générique de son film Le goût de la Cerise, Abbas Kiarostami joue expressément le mystère en présentant au spectateur un inconnu, au volant de sa voiture, qui gravite autour d’un rond-point assiégé par des ouvriers. Pendant de longues minutes, et sans jamais rien n’exprimer, le personnage semble manifestement à la recherche de quelqu’un ou de quelque chose. Ainsi, ce début de film constitue une véritable dynamique pour le spectateur, notamment par sa double tension : d’une part, la quête mystérieuse d’un personnage énigmatique, et d’autre part l’interrogation sur les motifs de cette quête.  

Monsieur Badi au volant

C’est finalement sur des territoires en construction et isolés de la ville que le protagoniste prend la parole pour accoster les quelques hommes qui se trouvent sur son passage. Il semble animé par un désir paradoxal d’isolement et « d’agencement », c’est-à-dire que le spectateur assiste à l’errance fébrile de sa quête vers « l’autre », sans objet défini. En laissant les hypothèses ouvertes sur la quête du conducteur, Kiarostami, de cette manière, fait jouer l’inconscient de chacun.

Le langage métaphorique étant caractéristique de l’œuvre de Kiarostami, le mystère omniprésent dans ce prologue invite donc à penser davantage l’importance de l’image, ses métaphores et significations implicites. Le paysage, par exemple, rend compte de l’état d’esprit du protagoniste, et les vastes étendues désertées renforcent son sentiment d’isolement et de solitude. Finalement, toute la singularité du prologue réside dans notre ignorance, et dans le caractère énigmatique du personnage qui court derrière un mystérieux mobile, dévoilé dans la seconde partie du film.

No man’s land

UN MILIEU DE FILM RÉVÉLATEUR ET DÉCISIF

Derrière ce dispositif de l’homme en voiture, Kiarostami s’inspire de la poésie mystique de l’Iran, dans laquelle l’idée d’un voyage initiatique, qui va vers l’accomplissement, est fondamentale. La voiture témoigne d’une ouverture sur le monde, et si le cinéma de Kiarostami est connu pour son recours au symbolisme, la notion de parcours et des chemins en zigzag traduisent l’idée du cheminement de l’existence humaine.

Le protagoniste va justement faire tour à tour trois rencontres décisives, lors desquelles il va expliciter son identité, mais surtout l’objet de sa quête.

La première rencontre que fait Monsieur Badi est celle d’un jeune militaire auto-stoppeur qui cherche à rejoindre sa caserne. Chez Kiarostami, cette séquence prend la tournure d’un enlèvement : à peine installé, le timide soldat kurde se retrouve à côté d’un Monsieur Badi bavard et intrusif. Le paroxysme de cette situation est atteint lorsque le jeune soldat doit regagner sa caserne, et que Monsieur Badi fait un détour pour l’emmener sur les hauteurs de la ville, prétextant faire une balade. Une fois arrivés, il lui présente le trou qu’il a creusé, et lui expose son projet de la manière suivante :

« Tu vois ce trou ? A six heures du matin, tu viens ici, tu m’appelles deux fois ! Si je réponds, tu me prends par la main pour me sortir de là. Il y a deux cent mille tomans dans la voiture, tu les prends et tu t’en vas. Si je ne réponds pas, jette-moi vingt pelletées de terre. Tu prends l’argent et tu pars. En ce moment j’ai vraiment besoin de toi. L’homme  sur qui tu jetteras de la terre ne sera plus vivant. Pense que tu es en train de cultiver, tu es un agriculteur et moi je suis du fumier que tu verses au pied d’un arbre ! »

Malgré les implorations de Monsieur Badi, le jeune militaire refuse d’être complice d’un tel acte et prend la fuite.

Plus tard, un étudiant en théologie d’origine afghane accepte par solitude de monter dans la voiture de Badi ; mais lorsqu’il prend connaissance de son projet de suicide, le jeune théologien tente alors de le raisonner au moyen de longs sermons, qui semblent inefficaces sur Badi qui continue de rétorquer :

« Je sais que ma décision va contre votre croyance ; vous croyez que Dieu donne la vie et la prend quand il le faut.  Mais il arrive un moment où l’homme est poussé à bout. J’ai décidé de me libérer de cette vie. Je te demande d’agir en musulman et de m’aider. Je sais que le suicide est l’un des péchés capitaux, mais ne pas être heureux c’est un grand péché aussi. Quand on n’est pas heureux, on fait du mal aux autres. Faire du mal aux autres n’est-ce pas là pécher ? »

Alors que le séminariste défend sa position en s’appuyant sur des principes coraniques généraux, Badi ne tient compte que de son cas particulier. Visuellement, les personnages n’apparaissent jamais dans le même champ, Kiarostami ne les filme jamais ensemble, et les plans se succèdent suivant des axes opposés. Ainsi, cette scission visuelle et physique rend compte de leur divergence de pensée, et leur dialogue mène à un point de non-retour…

Pourtant, contre toute attente, une rencontre miraculeuse avec un vieil homme taxidermiste d’origine azérie se produit et marque un réel tournant dans le film, puisqu’il est le seul à accepter de rendre effective la décision de Monsieur Badi. À partir de cette rencontre, le film change de ton et le choix des paysages et des images constitue une véritable ode à la vie : il suffit de quelques plans pour rappeler la beauté du ciel, le bruit de l’eau, et vanter le « goût de la cerise » qui ramènera, peut-être, le héros vers la vie. Le récit du vieil homme est inattendu, et constitue à lui seul un véritable plaidoyer en faveur de la vie :

«  Le monde n’est pas comme tu le vois. Il faut être optimiste. Tu n’as jamais regardé le ciel en te réveillant le matin ? Tu ne veux plus voir le soleil se lever ? (…) Tu veux tout nier ? Tu veux te passer de tout cela ? Tu veux te passer du goût de la cerise ? Ne le fais pas je te le demande, je suis ton ami, mais si tu le veux, fais-le… » !

Visuellement, le rythme du film devient plus rapide et la bande sonore plus chargée, alors qu’il était caractérisé par la lenteur et l’errance du personnage. Dès cette prise de décision et la certitude qu’il va mourir, l’action s’accélère. La quête de Badi est finie et le voilà désormais au pied du mur de son projet de suicide. Finalement, le personnage ne cherchait-il pas l’autre dans ses rencontres, en tant qu’arguments qui pourraient le convaincre de rester en vie ?

Dans ces circonstances, l’œuvre de Kiarostami s’impose comme une sorte de voyage initiatique dans lequel Monsieur Badi découvre sa véritable identité. Deux solutions s’offrent à lui : ou bien il parviendra à exorciser l’idée de la mort, et renouera avec la vie, ou bien il mourra.


 UNE FIN OUVERTE

L’histoire racontée par Le goût de la cerise s’achève sans véritable conclusion. Monsieur Badi est-il bel et bien mort, ou toujours en vie ? Il s’agit là d’un dilemme qui demeure en suspens, puisque la fin elle-même ne nous dit pas ce qu’il advient du personnage, qui apparaît pourtant à l’écran allongé dans cette tombe à ciel ouvert.

Pourtant, le film n’est pas terminé. Cette ultime séquence passe par une transition audacieuse : un long moment de noir total, suivi d’une autre vidéo qui n’a plus rien à voir avec l’image précédente, d’un point de vue visuel. C’est le paroxysme de la fin ouverte, car le spectateur est emmené ailleurs. En effet, le cinéaste Abbas Kiarostami apparaît à l’image en train de diriger le tournage, puis se présente également l’acteur Homayoun Ershadi qui interprète le rôle de Monsieur Badi.

Cette séquence finale au caractère insolite donne au film un nouveau mouvement, et apparaît telle une forme de résurrection ; après l’obscurité totale, c’est l’apparition d’une vie nouvelle, un autre temps.

 « Ce petit post-scriptum est comme un film d’amateur, un film familial tourné en vidéo, dans une atmosphère d’intimité, comme si on filmait la vie. (…) Cette fin ouverte laisse place à la réflexion, et il faut croire à un art qui cherche la divergence entre les gens, plutôt que la convergence où tout le monde serait d’accord.

Si j’ai tourné la partie finale en vidéo, c’est pour ne pas être contraint de poursuivre cette histoire de décider si l’homme était vivant ou non. Pour moi cela n’est pas important. Je suppose qu’en principe, il aurait dû mourir, mais il a peut-être été sauvé le lendemain matin ».

Abbas Kiarostami

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Ainsi, bien que Le goût de la cerise raconte l’histoire mélancolique d’un homme qui a perdu le goût de la vie, il n’en demeure pas moins une œuvre où s’entremêlent poésie, réflexions philosophiques ainsi que prises de vues spectaculaires de paysages infinis, chargés métaphoriquement.

Bien loin de faire une apologie du suicide, Kiarostami, de la même manière que les poèmes du grand poète perse Omar Khayyâm (XIe-XIIe siècle), fait de son œuvre un constant éloge de la vie, avec une omniprésence de la mort. Comme chez le poète, la mort sert au cinéaste à saisir la vie.

Plus encore, Kiarostami cherche à témoigner à travers son film que la vie continue, quoiqu’il advienne. Ainsi, il n’est pas anodin si cette ultime séquence qui clôt le film fait penser à ce fragment poétique de Khayyâm au sujet de la vanité et de l’effacement :

«  Oh ! Que ce temps où nous ne serons plus, et où le monde sera encore ! Il ne restera de nous ni renommée ni trace. »

Omar Khayyâm

En hommage à Claire Mercier.

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