Un article écrit par Sterenn Le Maguer-Gillon

Ces mots d’Hérodote [1] résument à eux seuls l’imaginaire lié au sud de l’Arabie, l’actuel Yémen, autrefois appelée « Arabie heureuse », terre où croît l’arbre à encens. En effet, l’encens oliban, si prisé depuis l’Antiquité, est la résine issue de différentes espèces du genre Boswellia, dont la plus réputée est Boswellia sacra, répartie au Yémen et dans la région du Dhofar. Son emploi dans les rites religieux va favoriser les échanges commerciaux entre le sud de l’Arabie et le monde Méditerranéen.

Carte de répartition des Boswellia (arbres à encens) et des Commiphora (arbres à myrrhe). © S. Le Maguer-Gillon

L’usage de l’encens est attesté au moins dès l’Âge du Bronze. En effet, un petit brûle-parfum en pierre avec des traces de combustion a été retrouvé sur le site archéologique de Ras al-Jinz (Sultanat d’Oman), dans un contexte datant du IIIe millénaire avant notre ère.

Gauche : brûle-parfum trouvé à Ras al-Jinz, Oman. IIIe millénaire av. notre ère. Droite : Transport des arbres à encens. Bas-relief de l’expédition au pays de Punt. Temple funéraire d’Hatchepsout à Deir el-Bahari. Début de la XVIIIe dynastie, Nouvel Empire d’Egypte.

La première civilisation avide d’encens est l’Égypte. Dès le IIIe millénaire, ce produit est attesté dans les sources textuelles. La demande est tellement forte que la reine Hatchepsout (r. 1490-1468 av. n.è.) organise une expédition navale vers le pays de Punt (Corne de l’Afrique ou Yémen) afin d’en rapporter des arbres à encens. Cet épisode est relaté dans les célèbres fresques du temple de Deir el-Bahari en Égypte.

Il faut attendre le tournant du Ier millénaire av. n.è. pour qu’un commerce régulier se mette en place.

Ce commerce répond à une demande croissante en encens dans le monde Méditerranéen, employé très largement dans les cultes au Levant et en Grèce notamment. Ce commerce est favorisé par une révolution : la domestication du dromadaire comme moyen de transport.

La route de l’encens, partant du Yémen actuel et débouchant à Gaza, est née.

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Le commerce de l’encens est l’un des facteurs qui va faire émerger les royaumes sudarabiques, dont le plus célèbre est sans doute celui de Saba, auquel la légende de la reine de Saba et du roi Salomon est rattachée. Ce royaume, dont la capitale est Ma’rib, contrôle la route caravanière de l’encens.

Le royaume de Ma‘în a également joué un rôle essentiel dans le transport et la commercialisation des aromates, et des marchands minéens se sont installés en Égypte et au Levant pour commercer. Le royaume du Hadramaout, dont la capitale est Shabwa, contrôle la production d’encens puisque l’arbre croît sur son territoire. Ce royaume va également développer le commerce maritime à partir du IVe siècle av. n.è. et fonder des ports comme Qanî’ et Sumhuram.

Carte des sites sudarabiques antiques. © S. Le Maguer-Gillon

D’autres régions profitent de cette manne. Le royaume marchand des Nabatéens s’enrichit grâce au contrôle de la partie septentrionale de la route de l’encens, et fonde sa capitale, Pétra, dans l’actuelle Jordanie. Il s’étendra également plus au sud, comme en témoignent les vestiges d’Hégra dans l’oasis d’al-‘Ulâ en Arabie saoudite.

Le commerce maritime ne va cesser de se développer et, à partir du tournant de notre ère, les échanges maritimes s’intensifient et permettent des échanges commerciaux réguliers jusqu’en Inde.

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Lorsque, au VIIe siècle, l’islam apparaît en Arabie, c’est au cœur d’un territoire marqué par le commerce caravanier et le transport des parfums et autres épices. Les parfums en général étaient d’ailleurs très prisés par le prophète Muhammad qui aurait dit « De votre monde (dunyā), j’ai aimé les femmes et les parfums ».

Dans le monde musulman, les parfums sont employés sous forme de fumigations (encens), eaux parfumées ou huiles. La culture matérielle, brûle-parfums et aspersoirs à eau de rose en particulier, témoigne de ce raffinement.

Outre les produits disponibles en Arabie, les élites vont chercher à se procurer des substances exotiques comme le musc ou le ‘ûd (bois d’agalloche) originaires des confins de l’Asie.

Grâce à leur maîtrise de la navigation et aux progrès techniques, les pilotes arabes et persans se rendent maîtres de l’océan Indien.

Illustration extraite des Maqâmât (Les Séances) d’Al-Harîrî. Copié et peint par Yahyâ b. Mahmûd al-Wâsitî, Bagdad, 1237. Manuscrit sur papier (167 feuillets, 37 x 28 cm). BnF, Manuscrits (Arabe 5847 fol. 119).

D’un autre côté, la Chine impériale fait un usage important d’encens oliban dans le cadre des rituels bouddhiques, pour honorer l’empereur ou lors de rites funéraires. Cette demande explique la vivacité du commerce de l’encens depuis l’Arabie tout au long du Moyen-Âge, et encore à la période moderne.

De nos jours, le pouvoir évocateur de l’encens ne s’est pas affaibli. Il apparaît en effet dans la composition de plusieurs parfums modernes. En 1980, Guy Robert, célèbre parfumeur de Grasse, créé à la demande du Sultan Qaboos d’Oman un parfum à base d’encens dénommé Amouage (« Vague »).

Plusieurs parfumeurs indépendants ont aussi composé à partir de cette matière première, comme Serge Lutens et son De Profundis évoquant l’atmosphère d’une église.

[1] La citation exacte est : « De la terre d’Arabie s’exhale une odeur d’une suavité merveilleuse », L’Enquête, Livre III, 113.


Sterenn Le Maguer-Gillon est archéologue et historienne de l’art spécialiste de l’Islam médiéval. Elle a encadré des fouilles archéologiques en péninsule Arabique et en Ouzbékistan. Elle a enseigné l’histoire de l’art et l’archéologie islamique à l’Université Paris 1. Depuis 2020, elle enseigne à l’Institut Catholique de Paris un cours sur les « Arts, histoire et culture du monde arabo-perse » et un cours d’histoire de l’art intitulé « Pluralités des aires culturelles » à l’Université Rennes 2.

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