Mariam Tafsiri est une illustratrice irano-britannique qui puise son inspiration principale dans son héritage iranien, et notamment dans l’art qadjar, établi par la dynastie Qâjâr qui a régné sur l’Empire perse de 1781 à 1925.
Dans cette première interview de notre catégorie Civilisation, Mariam Tafsiri évoque son processus créatif et sa relation personnelle avec le patrimoine culturel.

PARCOURS & TECHNIQUE

  • Bonjour Mariam ! Pour commencer, pourrais-tu nous présenter ton parcours et nous raconter comment est née ta passion pour le dessin ? 

Je suis une illustratrice et une économiste irano-britannique née à Londres, et je crée des œuvres principalement inspirées des miniatures persanes, de l’art Qajar et des motifs islamiques.

J’aime dessiner depuis aussi longtemps que je me souvienne, et j’ai été encouragée à le faire quand j’étais jeune. Mon père avait un grand sac rempli de peintures et de matériel de bricolage, et nous avions l’habitude de nous y adonner tous les dimanches (mon père appelait cela l’Art Attack, pour ceux qui connaissent la célèbre émission de télévision britannique !).

J’ai toujours dessiné des portraits en particulier, souvent au crayon graphite. Il est difficile de savoir exactement pourquoi, mais je suis surtout attirée par les images représentant des personnes.

  • En parallèle de ton activité d’illustratrice, tu es économiste à temps plein. Comment gères-tu ces deux activités ? Envisages-tu de te consacrer un jour uniquement à l’illustration ? 

Je ne vais pas mentir, c’est parfois difficile, car le métier d’illustrateur implique beaucoup de travail administratif, ce qui peut être fatigant quand on travaille aussi à temps plein. Mais j’ai commencé à faire de l’illustration afin d’avoir un exutoire créatif, donc j’essaie vraiment d’apprécier le processus de création.

Le plus important pour moi, c’est que je m’accomplisse à la fois dans mon art et dans mon travail quotidien – ils sont très différents, mais c’est le but. La société tient toujours à mettre les gens dans des cases pour qu’il soit plus facile de leur donner un sens, mais nous ne faisons que nous limiter nous-mêmes en agissant ainsi. J’espère donc continuer à faire les deux à l’avenir.

  • Quels supports et techniques utilises-tu pour réaliser tes illustrations ? 

Je fais tout mon travail en utilisant l’application Procreate sur un iPad Pro.

  • Ton art est vraiment unique et reconnaissable au premier coup d’œil. Comment décrirais-tu tes illustrations en quelques mots ?

Je les décrirais comme une version moderne des miniatures persanes, avec un personnage central ayant un mono-sourcil, dans un style coloré, graphique et minimaliste.

MARIAM TAFSIRI ET L’ART DES QÂJÂRS

  • Ton héritage iranien est au cœur de ton travail. En tant qu’artiste d’origine iranienne née et vivant à Londres, quelle place occupe la culture iranienne dans ta vie et dans ton œuvre ? 

En tant qu’immigrée de seconde génération, ma famille est bien sûr toujours imprégnée de culture iranienne, qui fait partie intégrante de ma personnalité – que ce soit dans mon alimentation ou dans des choses plus subtiles, comme mon sens de l’étiquette.

Je suis née et j’ai grandi à Londres et je viens donc d’une ville où les différentes cultures se sont naturellement entremêlées dans le tissu de la société. Lorsque j’ai commencé à suivre des artistes sur Instagram, je suis tombée sur des artistes du Moyen-Orient qui créaient des œuvres qui me mettaient à l’aise dans ma propre peau. Cela m’a vraiment inspirée et j’ai voulu m’exprimer d’une manière similaire à travers l’art.

  • L’art Qâdjâr en particulier, mis en place avec la dynastie Qâdjâr qui a régné sur l’empire Perse de 1781 à 1925, est l’une de tes principales sources d’inspiration. En quoi l’art de cette période est particulièrement inspirant pour une artiste (nous pensons également à la photographe Shadi Ghadirian et sa série photographique “Qadjar” réalisée en 1998) ? 

Je pense que l’un des aspects les plus fascinants de l’art Qajar est la manière dont il a combiné l’art persan traditionnel avec des styles et des techniques plus européens. On peut voir cette influence s’infiltrer dans l’art iranien grâce aux relations diplomatiques et économiques de l’Iran avec les nations européennes. Les portraits ou les éléments décoratifs (comme les fleurs ou les urnes), tous peints dans un style plus réaliste (alors que l’art persan a tendance à être assez plat), en sont des exemples. Mais vous pouvez toujours voir la touche persane – malgré l’utilisation de styles de peinture et de couleurs européens, les individus conservent des formes très idéalisées, un peu comme dans les miniatures traditionnelles. 

Je voudrais également mentionner deux autres choses. Pour les Iraniens, l’imagerie Qajar est tellement commune et répandue en tant que décoration sur des objets, que vous la prenez pour acquise et n’y pensez pas vraiment. Le fait d’en présenter une nouvelle version amène le spectateur à réfléchir à ce que cet art représente. Pour d’autres, en particulier en Occident, l’imagerie Qajar peut être assez choquante – il suffit de voir la réaction au mème viral de la princesse Qajar…

  • L’une des spécificités de l’art qâdjâr est d’estomper les identités de genre des personnes. Homme ou femme, il est parfois difficile de les distinguer. C’est un idéal de beauté qui te parle ?

Les médias populaires proposent des définitions opposées très claires des idéaux masculins et féminins, mais il ne s’agit là que d’une seule conception de la beauté (et le plus souvent, une conception très occidentale). Ce qui est vraiment intéressant dans l’art Qajar, c’est qu’il semble refléter une norme de beauté singulière, indépendamment du sexe, en valorisant universellement les épaisses mèches de cheveux noirs ainsi que les poils du visage. Une telle conception de la beauté est étrangère à une grande partie de la société actuelle.

Peinture qadjare.

  • En parlant d’idéal de beauté, de la même manière que dans les représentations qâdjâres, tes personnages arborent de longues chevelures noires, un teint mat et un mono-sourcil assumé. En présentant de telles caractéristiques physiques, est-ce pour toi un moyen d’aller à l’encontre des canons de beauté qui sont aujourd’hui la norme ? Cela nous fait penser au travail de l’artiste germano-afghane Moshtari Hilal qui, avec son “Tribute to Black Hair”, souhaite rendre hommage à la diversité des corps, à la pilosité et aux grands nez en particulier. 

Oui, absolument. Comme je l’ai mentionné plus haut, les médias populaires sont saturés d’une certaine version de beauté. Elle est tellement ancrée dans notre conscience que nous oublions que les normes de beauté sont en fin de compte subjectives et changent avec le temps. Pas seulement en termes de différences entre les cultures, mais aussi d’évolution au sein des cultures elles-mêmes. Par exemple, les femmes rondes étaient souvent considérées comme plus belles car elles reflétaient la richesse et la fertilité. Il est très difficile de se défaire de cet état d’esprit – c’est pourquoi j’ai trouvé l’imagerie Qajar si déroutante quand j’étais jeune.

LA RECONNAISSANCE DES TRADITIONS IRANIENNES

  • Au-delà de l’art qâdjâr, d’autres traits de la culture et de l’art iranien apparaissent dans tes illustrations. C’est notamment le cas de la poésie persane, dont des extraits apparaissent dans certaines de tes œuvres. Quels sont tes poètes favoris, et comment choisis-tu ces extraits ? 

J’aime utiliser des extraits de poèmes, car je trouve très amusant de réfléchir à la manière dont je peux dépeindre la signification par l’illustration. Cela m’encourage vraiment à penser de manière créative – cela donne une certaine orientation et une structure, mais en même temps, cela vous permet d’être très libre avec votre imaginaire. La poésie est très ancrée dans la culture iranienne, plus que dans d’autres cultures, et il m’a donc semblé naturel de l’intégrer dans mon travail.

Je pense que parmi les célèbres poètes persans, mon préféré est probablement Saadi, car il y a souvent un côté social et moral dans ses observations. Pour ce qui est du choix des extraits, je trouve que certains d’entre eux font immédiatement naître des images dans votre esprit et sont donc plus adaptés à une illustration.

  • Tes illustrations offrent une palette très colorée et présentent des mises en scènes plutôt minimalistes et épurées. Divers éléments symboliques y sont récurrents, comme certaines couleurs, la lune, le soleil ou la grenade. Accordes-tu une grande importance au symbolisme et aux métaphores, largement présents dans la poésie persane ? 

J’aime regarder les œuvres d’art anciennes pour comprendre les différentes images et symboles qui sont souvent utilisés, et les transposer ensuite dans mon travail. Cela me permet de faire un clin d’œil à ces œuvres sans créer de pastiches. Mes œuvres peuvent être assez surréalistes ou fantaisistes, et j’aime utiliser ces symboles à cet effet.

  • Dans certaines illustrations transparaît également l’influence des miniatures persanes. Est-ce un art que tu apprécies ? Quels artistes miniaturistes ou œuvres en particulier te touchent ?

Sans aucun doute. Comme je l’ai dit précédemment, j’ai toujours aimé l’art qui dépeint les gens et leur vie. Mais ce qui distingue les peintures des miniatures persanes, c’est la façon dont elles capturent des personnes dans des postures très libres et racontent une histoire. C’est très différent du portrait européen, qui était une forme d’art conçue essentiellement pour vanter la richesse de son auteur.

Je m’inspire également de la façon dont les miniatures dépassent souvent de leurs bordures, ainsi que de leur utilisation de couleurs vives. Une pièce que j’aime particulièrement est l’horoscope du « Livre de la naissance d’Iskandar”.

Livre de la naissance d’Iskandar (le 25 avril 1384), par Imad al-Din Mahmud al-Kashi. XIVe siècle.
  • Par ton art, tu participes également à la reconnaissance des coutumes et fêtes perses. À l’occasion de Nowrouz, le nouvel an perse au printemps, tu as en effet réalisé des “stickers” sur Instagram. Tu as également créé des œuvres en rapport avec Shab-e Yalda, la célébration du solstice d’hiver, et tu mets régulièrement en avant des éléments caractéristiques de la culture iranienne : les grenades, le thé ou encore les tapis. Es-tu fière de participer à la reconnaissance et la valorisation de ces traditions ?

Il est difficile de venir du Moyen-Orient ou d’un milieu musulman et d’être toujours associé à des images négatives. Une partie de mon travail consiste donc à partager sa beauté et son histoire, mais d’une manière personnelle. Comme pour la poésie, les célébrations iraniennes s’accompagnent d’un grand nombre de symboles, ce qui m’offre une occasion très amusante de développer une illustration.

En tant qu’artiste contemporaine, te semble-t-il essentiel qu’un artiste puise à travers son héritage historique, pour créer quelque chose de nouveau et d’inattendu ? Quel est ton rapport à la notion de patrimoine ?

Je ne pense absolument pas qu’un artiste doive s’inspirer explicitement de sa culture ou de son héritage. Les politiques identitaires peuvent parfois enfermer les gens dans des schémas dans lesquels ils répètent des tropes, et je pense vraiment que nous devons nous éloigner de cela.

Mon art est bien sûr façonné par mon héritage iranien, mais je suis influencée par une grande variété de cultures et d’histoires, d’un artiste anglais du XVIIIe siècle comme William Blake aux traditionnelles gravures sur bois japonaises.

Par exemple, la tradition de la miniature ne se limite pas à l’Iran : nos cultures et nos histoires sont toutes étroitement liées. Il est important de reconnaître cet échange culturel pour nous permettre d’aller au-delà des identités définies par les États-nations modernes.

En fin de compte, l’art n’est pas créé dans le vide – tous les artistes sont, dans une certaine mesure, inspirés par ce qui les a précédés.

AUTRES INSPIRATIONS

  • Hormis l’art iranien, quelles sont tes autres sources d’inspiration ?

J’en ai mentionné quelques-unes plus haut, comme Blake et des artistes japonais tels que Hiroshige et Utamaro. Je suis également influencée par des artistes du XXe siècle comme Matisse et Gontcharova pour leur utilisation des couleurs et la simplicité de leurs formes. J’ai toujours été fasciné par l’histoire, et mon art me permet d’être en contact avec le passé.

  • Il nous semble que tu adores visiter des expositions. Quelles sont les dernières qui t’ont marqué, et qui ont peut-être nourri tes œuvres ?

Les confinements ont un peu perturbé les choses et je n’ai pas assisté à autant d’expositions que je l’aurais souhaité au cours de l’année écoulée. J’aime voir des œuvres dans les expositions, et penser à la façon dont cela pourrait me faire changer mon propre travail.

Aubrey Beardsley

L’une des expositions que j’ai absolument adoré est celle consacrée à Aubrey Beardsley l’année dernière à la Tate Britain. Ses illustrations sont tout simplement incroyables en termes de détails, mais surtout de courbes et de flux dans ce style Art nouveau très naturaliste.

Je vous recommande également les galeries permanentes de la Tate Modern. Elles ont été réaménagées depuis leur fermeture pendant les confinements, et ont accueilli beaucoup plus d’artistes internationaux, ce qui est passionnant à voir.

  • Pour finir… Souhaites-tu partager une leçon que tu as apprise grâce à ta pratique artistique ?

On peut apprendre beaucoup des choses qui ne se passent pas comme prévu. Dans le domaine de l’art, il faut continuer à expérimenter et parfois, le résultat ne vous plaît pas. Mais cela vous apprend ce que vous aimez et ce que vous n’aimez pas, ce que vous devriez faire et ce que vous ne devriez pas faire. Et cela, en soi, est inestimable.

DANS L’ESPRIT DE MARIAM TAFSIRI

Un film ? Hors jeu, de Jafar Panahi (2006)

Un livre ? Cent ans de solitude, de Gabriel García Márquez

Un tableau – un.e artiste ? Peinture : Les Nymphéas de Monet (le triptyque du MoMA). Artiste : Natalia Goncharova

Une chanson ? Bewitched, Bothered and Bewildered

Une photo ? Toutes les photos d’Eric Van Nynatten

Un mot ? Cosmos

Un plat ? Tous les kebabs

Un instrument ? Le violon

Un lieu ? Londres

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