Avant son adaptation cinématographique, Incendies est d’abord une pièce de théâtre écrite en 2003 par le dramaturge et metteur en scène québécois Wajdi Mouawad, né au Liban en 1968. Directeur du Théâtre national de la Colline à Paris depuis 2016, Incendies est la deuxième pièce de sa tétralogie intitulée Le Sang des promesses

Après avoir assisté à la représentation de cette pièce jouée au Théâtre de Quat’Sous de Montréal, Denis Villeneuve, le célèbre réalisateur du film phénomène Dune (2021), décrit ainsi le choc qu’il a ressenti :

“J’ai reçu le texte dans la figure et suis sorti du théâtre sur les genoux. Je ne cherchais pas à faire une adaptation à cette époque, mais j’ai immédiatement su que j’allais en faire un film”.

Quelques années plus tard, au printemps 2009, le réalisateur canadien se rend au cœur du Levant, en Jordanie, pour tourner avec son équipe le film Incendies. Sorti l’année suivante, le film est présenté pour la première fois à la 67e Mostra de Venise, puis est nominé aux Oscars dans la catégorie du Meilleur film en langue étrangère, et remporte de nombreux prix dans des festivals internationaux prestigieux en tant que Meilleur film.

SYNOPSIS

Montréal, hiver 2009. Le notaire Jean Lebel (Rémy Girard) reçoit dans son bureau les jumeaux Jeanne (Mélissa Désormeaux-Poulin) et Simon Marwane (Maxim Gaudette) dont la mère, Nawal Marwane (Lubna Azabal), est décédée brusquement quelques jours plus tôt. Ensemble, ils découvrent un testament déconcertant dans lequel leur mère leur confie une ultime requête : remettre deux enveloppes, l’une destinée à un père qu’ils croyaient mort, et l’autre à un frère dont ils ignoraient jusqu’alors l’existence. 

Selon les dernières volontés de la défunte, la remise de ces lettres est la condition sinéquanone pour qu’elle dispose d’un enterrement décent et que son esprit repose en paix. Pas d’épitaphe pour ceux qui ne tiennent pas leur promesse” écrit fermement Nawal dans son testament.

Convaincue qu’elle trouvera des réponses à ses questions, Jeanne accepte immédiatement de partir pour le Moyen-Orient, contrairement à son frère Simon, en colère contre cette mère qui s’est toujours montrée distante, et qui s’était enfermée dans un silence inexpliqué les semaines avant son décès.

Cependant, le poids de certaines révélations obligera Simon à rejoindre sa sœur sur la terre de leurs ancêtres, leur permettant ainsi d’exhumer ensemble le passé énigmatique de cette mère qu’ils n’ont visiblement jamais connue.


UN FILM SUR LA GUERRE

La scène d’ouverture d’Incendies nous plonge d’emblée dans la chaleur désertique d’une vaste étendue montagneuse, isolée et parsemée de quelques palmiers. Nous découvrons cette scène depuis la fenêtre d’un camp militaire, où sont rassemblés dans une pièce des soldats armés en train de raser les cheveux de jeunes garçons.

L’un d’eux se démarque particulièrement du reste du groupe. Il fixe la caméra de son regard grave, nous prenant à témoin de la scène à laquelle nous assistons : la préparation physique de futurs enfants soldats.

Le caractère déshumanisé de cette séquence est d’autant plus amplifié par les longs mouvements de caméra, qui filment au ralenti les visages sales et tuméfiés de ces enfants que l’on dépouille de leur cheveux, ainsi que par la tonalité fantomatique que prend la musique You and Whose Army (“Toi et quelle armée ?”) du groupe Radiohead. Toute la puissance de cette scène d’ouverture réside dans un réalisme brut et glaçant, qui nous révèle le propos principal du film : la guerre.

Lorsque les jumeaux partent pour le Moyen-Orient afin de retrouver les traces du passé de leur mère, ils découvrent en effet qu’elle a vécu et fui une région en guerre, animée par des conflits religieux. De confession chrétienne, ils apprennent qu’elle s’est notamment éprise très tôt dans sa jeunesse d’un “fils de réfugié” de confession musulmane, Wahab, dont elle est tombée enceinte.

De cet amour interdit est né un fils, qu’elle est contrainte d’abandonner dans un orphelinat. Afin de pouvoir l’identifier, elle lui a tatoué le talon droit de trois points, et s’est fait la promesse de le retrouver un jour, où qu’il soit, malgré la guerre et les mouvements de population forcés.


UN ESPACE GEOGRAPHIQUE IMAGINAIRE

Mais se déroule l’histoire d’Incendies ? Au Moyen-Orient, certes, mais curieusement le pays n’est jamais nommé explicitement. Bien que le film revête une dimension géopolitique importante, à travers les langues parlées par les personnages ou les noms de lieux affichés à l’écran, le spectateur ne sait pourtant pas où se déroule l’action.

Ainsi, Nawal, Nihad, Chamseddine ou le bourreau Abu Tarek sont tout autant de personnages qui parlent en arabe, avec différents accents selon les régions dont ils proviennent. Les jumeaux, qui ont grandi au Canada, sont de fait confrontés à la barrière de cette langue qu’ils ne maîtrisent pas.

Par ailleurs, certains lieux sont mentionnés par les personnages ou clairement affichés à l’écran, à l’instar de “Daresh”, la ville dont provient Nawal, “le Sud”, dont il est souvent question dans le film, ou encore la prison de “Kfar Ryat”, dans laquelle Nawal a séjourné près d’une quinzaine d’années. Pourtant, malgré cette volonté de citer des lieux précis qui semblent plausibles pour le spectateur, ils sont en réalité fictifs.

Bien que le pays en question ne soit jamais nommé, tous ces éléments évoquent cependant le Liban et la guerre civile qui s’y est déroulée de 1975 à 1990.

« Beyrouth ou Daresh ? Cette question m’a hanté durant toute l’écriture du scénario. J’ai finalement décidé de faire comme la pièce, et d’inscrire le film dans un espace imaginaire afin de dégager le film d’un parti pris politique.” 

– Denis Villeneuve

Le personnage de Nawal partage ainsi certaines similitudes avec l’icône de la résistance libanaise Souha Bechara, qui a passé dix ans de sa vie – de 1988 à 1998 – dans le centre de détention et de torture Khiam, pour avoir tenté d’assassiner le général Antoine Lahd.

Si, au début du film, la jeune Nawal prône en effet la paix en écrivant des articles dans le journal tenu par son oncle, elle rejoint très vite la résistance après avoir été témoin de massacres d’innocents. Elle se rallie ainsi à un chef de guerre anti-nationaliste, pour qui elle se voit confier la mission d’assassiner un haut dirigeant nationaliste. 

D’autres éléments dans le film invoquent le Liban, que cela soit à travers l’importance des conflits religieux entre musulmans et chrétiens, la présence de réfugiés palestiniens qui commencent à peser sur le pays de manière sous-entendue, ou encore la tragique et inoubliable scène du bus incendié à laquelle échappe Nawal, qui n’est pas sans rappeler le massacre de passagers palestiniens par des miliciens chrétiens en avril 1975, et qui a servi de déclencheur à la guerre civile libanaise.


UNE MÉTAPHORE DE TOUS LES PAYS EN GUERRE

À bien des égards, nous l’avons vu, la guerre et ce qui en découle sont au cœur du film Incendies. Denis Villeneuve dépeint la question des conflits religieux et de la violence dont est capable l’être humain, devenant tour à tour victime puis bourreau, à l’image de Nawal. Il expose aussi l’idée de la colère générée par la guerre, une colère qui se transmet de génération en génération, comme nous le constatons avec le cas des jumeaux. 

Le réalisateur campe donc son récit dans un pays inventé, une métaphore de tous les pays en guerre, à laquelle chacun a la possibilité de s’identifier. Cela est d’autant plus vrai qu’aucun parti n’est pris dans le film, lui conférant de fait une dimension apolitique.

Aussi, afin de conserver une certaine objectivité, Denis Villeneuve a fait le choix d’approcher l’histoire du point de vue des jumeaux, tous deux étant étrangers à leur culture arabe. Ce choix judicieux est justifié par la distance culturelle que le réalisateur, également étranger à cette région, a lui-même avec la réalité du Moyen-Orient, comme en témoigne cet extrait : 

« Le plus difficile a été de travailler dans un milieu qui n’était pas le mien. J’étais déjà allé au Moyen-Orient, mais j’avais toujours l’impression d’être un total touriste – contrairement à Wajdi, qui est né au Liban et qui avait fui avec sa famille pendant la guerre civile. Je pense que c’est pour cela que j’ai abordé l’histoire sous l’angle de la famille : comme moi, les jumeaux sont des étrangers dans cette culture arabe. »

tiré du Making-of « Se souvenir des cendres, regard sur Incendies« 

Le caractère apolitique du film réside également dans le réalisme de la mise en scène, qui se veut dépourvue de toute volonté de magnifier la guerre pour, au contraire, souligner le point de vue des victimes et appréhender ce qu’ils traversent intérieurement :

« Tourné en Jordanie et au Québec, mon souhait était de garder la mise en scène la plus humble possible. Le but n’était pas d’être époustouflant, ni de mettre en valeur les scènes concernant la guerre. Je voulais montrer le point de vue des victimes et ne pas rendre l’action excitante. Il était important qu’il y ait une relation entre les paysages et les sentiments intérieurs des personnages. J’ai essayé de ne jamais tomber dans le piège de l’exotisme. »

tiré du Making-of « Se souvenir des cendres, regard sur Incendies« 

Ce réalisme est d’autant plus renforcé par la volonté de Denis Villeneuve de s’entourer d’une équipe de figurants ayant eux-mêmes vécu la guerre, et fui leur pays. Le film se dote alors d’une certaine justesse, comme l’explique le réalisateur :

Sur le tournage, j’avais la chance d’être entouré de gens qui avaient été témoins de ce genre de situations lors de conflits armés, c’est important pour le film de pouvoir s’entourer de ces gens là. Je me souviens particulièrement du matin où nous sommes arrivés sur le plateau alors qu’une rue avait été transformée en zone de guerre pour une séquence avec un sniper. Certains techniciens libanais avaient les larmes aux yeux et disaient que c’était très semblable à ce qu’ils avaient vécu à Beyrouth en 1985. Dès lors, j’étais convaincu que nous n’étions pas à côté de nos pompes, mais bien collés au réel.

tiré du Making-of « Se souvenir des cendres, regard sur Incendies« 

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Ainsi, bien que le film Incendies traite à l’évidence de politique, toute la force et la finesse de ce film riche et dense, réside paradoxalement dans sa dimension apolitique. L’absence de donnée géographique, de manichéisme et de parti pris tend plutôt à démontrer l’universalité et l’intemporalité du drame de la guerre

Malgré la complexité du sujet, Denis Villeneuve a su réaliser un film à la mise en scène soigneusement étudiée, dont la beauté visuelle et textuelle demeure tout au long du film et ce jusqu’au dénouement, peu de temps après ce grand pardon entre les personnages parvenus au bout de leur quête.

Incendies est un film porteur d’espoir, qui prône avec humilité l’amour et la clémence face à la haine et la colère. L’espoir est incarné par cette dernière injonction que formule Nawal à ses enfants :

Nous sommes englués dans la colère depuis si longtemps. Toi aussi tu lègueras la colère en héritage. Il faut casser le fil.” 

Regarder le film Incendies

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